Nous évoquions précédemment le tournage de Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? comme un acte fondateur. L'expression est sans nul doute grandiloquente mais pas sans fondement. Le fondement d'une fronde qui mènera au Nouvel Hollywood des années 70, l'acte qui cristallise les luttes intestines entre cadres hollywoodiens : acteurs, réalisateurs et producteurs, tous à s'écharper sur le même bûcher, mais pas pour les mêmes raisons (si ce n'est certaines vanités partagées).
Le scénario de Feud expose tous les tenants du tournage du film d'Aldrich. C'est ainsi la position des deux actrices au sein du système de production : Crawford, vieille actrice que personne ne désire plus et qui sera celle qui allumera la mèche du brasier en trouvant le livre à adapter, le réalisateur pour le porter à l'écran et, intelligence reptilienne d'un orgueil parfaitement placé, l'antagoniste idéale pour l'incarner à ses côtés ; Davis, batailleuse qui aura mené déjà une première fronde contre Hollywood en assignant en justice Jack Warner par le passé, une grande gueule notoire qui tira la profession – et la gent féminine – vers le haut en exigeant des rôles meilleurs, plus étoffés, plus modernes.
Le show explicite bien aussi une donnée importante : Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? n'est pas un film de producteur, ce n'est pas même un film d'auteur, mais un film d'horreur glissé opportunément dans le sillon triomphant du Psychose de Hitchcock. Pourtant, on sait bien comment Hitchcock du batailler pour réaliser Psychose, film que Hollywood regardait de haut avant son plébiscite populaire, une pellicule dédaigneusement classée entre porno et expérimental vue comme le caprice d'un auteur qui se pensait tout puissant. Et qui devint une date dans l'histoire du cinématographe, véritable coup de Jarnac en coup de couteau sous la douche. À la suite, Jack Warner, affairiste au nez creux toujours au vent, aura su renifler le potentiel explosif du film d'Aldrich. Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? - et son tournage - découle bien d'une véritable conjonction astrale maléfique, danse de sabbat réglée par les pires augures en route pour le succès.
Le film d'Aldrich procède donc d'un profond dérèglement du système en place. Film d'exploitation pur, il est monté sur la volonté de baroud d'honneur de deux actrices abandonnées sur le bord de la Yellow Brick Road hollywodienne. Son sujet - et les possibilités de le pousser dans ses derniers retranchements esthétiques - s'accorde pourtant parfaitement avec la personnalité de Robert Aldrich, cinéaste volontiers iconoclaste – voir comment, avec Vera Cruz et En Quatrième Vitesse, le réalisateur avait déjà plongé dans le bain de la modernité deux genres corsetés s'il en est, le western et le polar - fasciné par la violence des rapports humains. Commencé comme une commande, manipulé par une production trop heureuse du film dans le film, Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? dépassera pourtant son statut de grand film malade, du fait de l'adéquation terrible entre son sujet et les forces en jeu dans sa fabrication.
Le tournage du film d'Aldrich – et Feud par extension - cristallise ainsi une époque charnière, celle où, à l'orée des années soixante, une nouvelle génération de cinéastes allaient tenter de prendre le pouvoir sur les collines de Los Angeles, au détriment d'un système de production volontiers méprisant pour d'autres forces que celle de l'argent. Dans le sillage du Petit Fugitif de Raymond Abrashkin, Ruth Orkin et Morris Engel et des premiers Cassavetes, c'est tout un cinéma indépendant qui frémit et explosera bientôt avec le triomphe d'Easy Rider, film porté par une sacrée bande d'apaches s'il en est ; et les acteurs eux-même commencent à aller contre l'image de papier glacé que, par contrat, ils se doivent d'endosser. On verra ainsi bientôt Burt Lancaster - déjà de la partie sur le Vera Cruz d'Aldrich - jouer un étonnant ange révélateur quasi pasolinien dans The Swimmer de Franck Perry. Dans les usines à séries B de Roger Corman, Francis Ford Coppola et Martin Scorsese font leurs gammes. En filigrane de Feud, c'est bien une page d'Histoire qui se tourne, et l'intelligence du show est bien d'avoir vu dans le tournage du film d'Aldrich un premier climax maladif et pourtant superbe, le moment où des forces telluriques frémissent en prévision d'un grand tremblement.