Mais c'est bien de bonne guerre et pleines d'enthousiasme que nos deux héroïnes se prêtèrent au jeu, multipliant les clashs, manœuvrant dans l'ombre comme explosant en public, utilisant chaque ligne d'une partition qu'elles connaissaient sur le bout des doigts, chaque code d'une représentation donnée avec l'énergie du désespoir. Le désespoir d'actrices vieillissantes, en mal de rôles, l'une – Crawford – piégée dans une cage à l'or défraîchie, l'autre – Davis – cantonnée à quelques planches grinçantes de Broadway. Et si cette querelle en titre ne concernait pas tant ces deux actrices que la Femme et Hollywood – et par là-même le grand Roman National que les studios inscrivaient sur les écrans de l'Âge d'Or, entre révision fantasmée du mythe des pionniers et exaltation de cet idéal de vie vertueux cher à l'Oncle Sam ? Le show ne semble pas vouloir trancher, assurant son lot de scènes tendues où le suspens naît de l'explosion attendue, tout en orchestrant une narration rétrospective qui vient malicieusement ponctuer la trame principale de commentaires parfois contradictoires et interrogeant notre époque-même.
Nous sommes en 1978. Pour les besoins d'un documentaire - fictif - dont l'équipe de tournage ne sait pas encore bien s'il portera exclusivement sur la relation tumultueuse de Davis et Crawford ou la place de la Femme à Hollywood, on interviewe, parfois séparément, parfois ensemble, deux grandes actrices du circuit impérial, Joan Blondell et Olivia De Havilland. Deux actrices ayant bien connus les deux monstres sacrés, ponctuant ainsi le récit principal de leurs interprétations, de leurs points de vue. Le choix de 1978 comme date de rétrospection n'est certainement pas innocent : en 1978, le Nouvel Hollywood ne le sait pas encore, mais la chute est déjà entamée, son acmé derrière lui. Coppola a certes braqué le box-office avec ses Parrains mais il est parti dans la jungle brûler au napalm ses bénéfices pharaoniques sur Apocalypse Now; Cimino triomphe certes avec Voyage au bout de l'enfer mais s'apprête à ruiner quasiment à lui seul le système complet avec sa sublime et cruelle Porte du Paradis; Scorsese, auréolé du succès de Taxi Driver, est quant à lui devenu fou sur le tournage de New York, New York, avec un beau plantage en bout de course; et des figures plus conciliantes et malléables telles que Spielberg et Lucas jouent aux élèves modèles. Bref, le cadavre du vieil Hollywood, qui était devenu un beau merdier gorgé d'une sacrée fougue créative, reprend des couleurs en coulisse.
On sait, en 2017, comment Hollywood récupéra les rênes du pouvoir dans les années 80, laissant ses enfants terribles cramer leurs cartouches avant de les marginaliser, en figure paternaliste volontiers rancunière. On sait, en 2017, combien tant la représentation des femmes - devant comme derrière l'écran - que la représentation des minorités – ethniques et sexuelles – reste problématique. Avec sa double reconstitution - celle d'un acte fondateur, le tournage du film d'Aldrich en 1962 et celle, presque mélancolique, d'une introspection en 1978, Feud interroge bien notre époque en demandant au spectateur presque continuellement "au fond, qu'est-ce qui a vraiment changé en cinquante ans ?". La douleur sacrificielle qui écume de la relation Davis-Crawford broie la gorge d'émotion souvent, goûtant toujours plus au sombre gâchis que l'on connaît. Certes, le septième art gagna au passage un chef d’œuvre branque, mais le désastre humain est là; le spectacle de destruction, massif.
Mais le show ne se contente pas – et là réside sa principale qualité – de ce jeu de massacre en règle, non. La beauté du geste de Murphy et de son équipe est de conserver une humanité palpable à ces deux monstres – dans tous les sens du terme. Cruelles, machiavéliques, Bette et Joan n'en restent pas moins des êtres humains reniflant leurs larmes dans l'obscurité des salles de projection, des femmes écrasées par l'amour et le respect qu'elles ne peuvent se donner, étouffées de fierté ravalée, se trompant de cibles à cause de cette douleur qui les aveuglent. Et s'il faut désigner un coupable au sinistre, c'est bien le systèmes des studios – ici personnifié par un Stanley Tucci idéal de roublardise infâme en Jack Warner – qui méprise jusqu'à la fracture ceux qui le nourrissent et l'incarnent littéralement : les actrices, les acteurs.
Un dernier mot pour, justement, parler du casting. Comme souvent chez Murphy, il s'avère tout simplement parfait. Jessica Lange en Joan Crawford brille ainsi d'une rigueur toute en frémissements, visage marmoréen qui se fissure fugacement, façade figée que l'on découvre fragile dans le coin d'un plan, des éclairs et des larmes de colère dans les yeux. Et Susan Sarandon... Sa Bette Davis est telle que l'on s'imagine l'originale, clope au bec, la vanne facile limite vulgaire (mention spéciale aux papillons sortant du cul dans le deuxième épisode) en protection perpétuelle, animal sauvage et beau toutes griffes dehors devant les autres, mais tellement chancelante d'épuisement morale lorsque elle se retrouve – souvent – seule. Leur duo confine à l'alchimie pure et simple, soit une science connue d'elles-seules, indescriptible et incompréhensible pour le commun des mortels et Hollywood, évidemment. Finalement le plus bel hommage que l'on pouvait rendre à deux monstres sacrées du cinéma qui se seront toujours battus pour vivre leur art, pour vivre leur vie.
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